Face, consensus et art du detour en Chine

Publié le par Minglan

J'en ai marre!

Ou ma difficile adaptation aux regles
de la face, du consensus et de l'art du biais en Chine

 


 

 


Hier soir, c'etait un soir "j'en ai marre". Des soirs comme ca, on en a parfois quand on vit a l'etranger. En Chine, j'ai toujours l'impression que cela fonctionne par cycle. C'est un peu comme un pendule, que l'accumulation de petits "j'en ai marre" ferait soudain prendre de l'amplitude de maniere inattendue.
Cela me rappelle une amie chinoise en France qui avait parfois des reactions violentes: "Mais j'en ai marre de la France!! et j'en vraiment marre des Francais!!!". Un de ses amies chinoises, en France, elle aussi, avait je crois trouve la bonne solution pour "se retrouver" le soir: a partir de 20h, elle refusait de parler francais. A ses interlocuteurs de s'adapter, et s'ils ne parlaient pas chinois, tant pis pour eux.


Heureusement, pour les soirs "j'en ai vraiment marre", j'ai quelques remedes que je conserve precieusement dans mon placard: quelques sachets de "soupe de poisson" lyophilisee importes de France et quelques mini-sachets de Carensac, ces bonbons a la reglisse introuvables en Chine.
Mais au fait, pourquoi une soiree j'en ai marre? Parce que parfois je n'en peux plus de devoir m'adapter; et surtout, cette fois-ci cela concernait le fait de ne pouvoir etre moi-meme a cause de deux elements de la culture chinoise opposes a ma nature: la face et le consensus.

 

 

L'harmonie avant tout

 


En Chine, l'harmonie dans le groupe, peu importe lequel, passe avant le reste. Cela signifie notamment que l'on ne peut rien critiquer.
Par critiquer, j'entends simplement: mettre en question, meme pas critiquer de facon acerbe.

Ne pas aborder les sujets desagreables

Les sujets peu agreables ne sont pas abordes. Cela vaut naturellement pour certains sujets, comme la grippe aviaire, dont on parle pour l'Europe, mais pas pour le pays lui-meme, mais cela est egalement le cas pour tous les sujets de la vie quotidienne. Ce n'est pas une question politique, mais une question culturelle, celle liee a la face.


Je me rappelle qu'une fois j'avais visite les dortoirs d'une universite, qui etaient en tres mauvais etat, ce qui etait inattendu car l'universite etait tres renommee. J'avais exprime ma surprise a un ami de cette universite. Mais celui-ci, pourtant habitue a notre mode de pensee, avait tres peine parce que je parlais des problemes de cette universite. Comme il me disait, c'etait son universite et il en etait tres fier; il me demandait de ne pas parler des problemes a d'autres personnes.


Exprimer sa gene

Un professeur qui nous faisait cours a cependant eu une attitude differente. Il nous parlait du probleme de l'image des entreprises, et notamment par rapport a la securite des populations environnantes, nous citant plusieurs exemples d'explosions en Chine, mais aussi un exemple d'explosion en Afrique. Il expliquait a propos de l'exemple africain: "Vous ne le saviez peut-etre pas, car on ne fait pas de rapport sur cela. Mais moi je pense qu'il faut rapporter ces evenements, c'est le seul moyen de s'ameliorer".
Sa reaction sort de l'ordinaire. D'ailleurs, il est rare qu'un Chinois dise: "Personnellement, je pense que...", du moins lorsqu'il parle devant des personnes qu'il connait peu.
L'attitude plus courante est representee par l'exemple d'un autre professeur. Etudiant devant nous un cas d'entreprise, il nous a montre les details du projet de l'entreprise. Parmi ceux-ci, il avait des actions de lobbying que l'entreprise souhaitait mener. Arrivant a ce point, le professeur a effectue quelques commentaires, puis a dit, "Ce n'est pas facile d'en parler", avant de passer au point suivant. La gene devant un sujet se traduit souvent en Chine par la phrase-clef:
" 不好说, bu hao shuo""Ce n'est pas facile a dire".

 

 

Se controler, recevoir et retourner des compliments

 

Ce qui m'embete avec ces histoires de face, c'est que cela m'oblige a des efforts de chaque instant: Est-ce que je peux dire ce que je suis en train de dire? Est-ce que je donne suffisamment de face a mon interlocuteur? Est-ce que mon attitude est suffisamment reservee? Est-ce que dire cela est malpoli?

Controler ses gestes

Je ne peux rien faire naturellement, je dois toujours me controler. Or je ne suis pas intravertie de nature. D'ailleurs, ma nature prend l'occasion de la moindre seconde d'inattention pour revenir au galop et dire la phrase qu'il ne fallait pas dire, ou faire un geste qu'il fallait reprimer.

Je crois qu'il n'y a qu'une solution: ne rien dire, et ne rien faire. Pour les gestes, j'ai trouve une solution: quand je suis assise, je place mes mains sous mes jambes, ainsi je ne suis pas tentee d'accompagner mes paroles par des gestes, qui sont percus comme de l'aggressivite en Chine.


Le jeu des compliments

Mais pour les paroles, il n'y a pas de reelle solution, car se taire est aussi malpoli. En effet, il faut toujours donner de la face a son interlocuteur par des compliments. Votre interlocuteur vous "offre" un compliment comme un geste d'amitie, et vous devez faire pareil, apres avoir marque votre humilite. Le but etant toujours de se placer en position inferieure face a celui qui a pris l'initiative du premier compliment, afin de le surelever par comparaison, et de dire en gros: "Je ne suis pas digne de votre compliment, mais je vous prie de recevoir le compliment que je vous offre".

Mon probleme, c'est que parfois je suis a court d'idees, et que du coup, quand on me dit un compliment, je ne sais pas quoi dire a part marquer mon humilite par: "mais non, mais non".
Il en existe pourtant des phrases a dire: "Vous etes tres beau/belle", "Vous avez un tres beau teint", "Vos cheveux sont d'un noir profond", "Vous avez un tres beau prenom", "Vous etes tres intelligent/e"... En fait, je devrais me promener avec une liste de compliments a faire a la main, que je choisirais au hasard. S'il y a parmi vous quelqu'un pouvant me programmer un generateur automatique de compliments, je suis preneuse...
Bon, en meme temps, cela donnerait des dialogues surrealistes:
Elle: "Vous etes vraiment tres belle"
Moi: "Vos cheveux sont tres intelligents"
Elle: "Mais moins que votre main gauche"
Moi: "Mais ma main gauche n'a pas le teint laiteux de vos yeux".
... je me demande ce qu'on peut dire quand on en arrive aux pieds: "Vos pieds sentent la rosee du matin" ?? Et dans ce cas, comment decliner le compliment? "Non, non, non, mes pieds sentent le fumier et n'ont pas la finesse de vos honorables orteils".



La fonction phatique de la communication


En plus, parfois le "j'en ai marre" apparait par le fait que les compliments que l'on m'adresse sont l'exact contraire de la realite:
Vous avez le teint blafard et des cernes sous les yeux? On vous dit: "Vous etes vraiment tres beau!". Vous savez dire seulement "bonjour" en chinois? On vous dit: "Vous parlez tres bien chinois!". Vous vous etes roule dans la poussiere et vos vetements sont froisses: "Que vous etes elegant!".

Et puis, quand les gens vous posent des questions sur votre vie, "Ou sont tes parents?", "Ou etudies-tu?", il ne s'agit pas en fait de vraies questions, ou les gens sont interesses par ce que vous dites. Le contenu des questions, et les reponses, importent peu, la fonction etant seulement phatique, c'est-a-dire d'amorcer ou de maintenir la communication. Je sais tout cela, mais il m'arrive encore souvent de me faire avoir et d'etre decue quand je vois qu'en fait ma reponse ne doit faire qu'une phrase, et qu'a la deuxieme phrase mon interlocuteur m'ecoute par pure politesse et non parce qu'il est interesse par la France.
Bien sur, ce n'est pas tout le temps comme cela, mais quand j'en arrive aux soirs "J'en ai marre!!", j'ai tendance a amalgamer un peu.

 

 

Conseiller = critiquer


Impossible de conseiller un "superieur"

La face et le besoin d'harmonie qui obligent au consensus m'empechent aussi de donner des conseils (et d'en recevoir). Ce qui est bien genant quand on fait de la recherche, etant donne que la critique est a la base du processus de recherche.
Par exemple, j'ai un camarade de doctorat qui semble apparemment superieur a moi (sans doute parce qu'il est un peu plus age, qu'il est diplome de l'universite et y a deja enseigne), mais qui n'a jamais fait de recherche et qui se trouve donc confronte aux memes problemes que moi au tout debut. J'ai une partie des reponses a ses questions, mais a chaque fois que je veux lui donner un conseil pour l'aider, je vois bien que je lui fais perdre la face. C'est terrible, cela me met tres mal a l'aise a chaque fois, mais en meme temps je trouve dommage qu'il ne puisse pas profiter de mon experience. Combien de fois j'ai moi-meme discute avec des doctorants en France pour avoir leurs critiques et conseils sur les chemins que j'empruntais!

La Coree, plus traditionnelle

Ceci dit, la face n'est rien a cote de l'importance qu'elle recouvre en Coree. J'ai un camarade coreen en doctorat, et a lui, IMPOSSIBLE de meme lui demander pour lui proposer mon aide: "Est-ce que tu as compris cet article?". Comme me l'avait dit un camarade chinois, la Coree du Sud, qui n'a pas connu la revolution communiste, est restee beaucoup plus traditionnelle que la Chine. D'ailleurs, on voit bien la difference de comportement des etudiants coreens venus etudier en Chine: ils sortent entre garcons et filles le soir, alors qu'en Coree, un garcon ne peut pas sortir seul avec sa petite amie. Les parents surveillent les rencontres.

 

 

Courir apres les critiques

 


Le probleme aussi avec la face, c'est que personne ne me critique. D'un cote, cela peut paraitre rassurant, mais de l'autre, c'est le meilleur moyen de ne pas progresser. Et mon but en venant etudier parmi les etudiants chinois, c'est de progresser et de m'integrer dans la culture.
Meme mes camarades ne me critiquent pas. Je dois les pousser a chaque fois pour qu'ils le fassent. Pourtant, des erreurs monumentales, j'en fais!
L'autre jour un professeur avait fait un cours sur un sujet, et pendant la pause je suis allee regarder le livre qu'il avait ecrit et j'ai commence a faire un commentaire devant un camarade sur le sujet qui etait aborde. Je ne critiquais pas du tout le professeur, par contre je prolongeais le sujet sur un point, et a un moment j'ai dit: "Je ne suis pas d'accord". En France, ce genre de discussion est courante, on utilise un sujet comme appui et chacun donne son avis sur tel ou tel point. Mais en Chine... grossiere erreur!!! Personne ne m'a rien dit, mais j'ai tout de suite senti le probleme a l'atmosphere de malaise qui s'est installee.

Il faut vraiment avoir beaucoup de bonne volonte pour progresser, car c'est epuisant de toujours avoir a se poser des questions sur soi, et de demander aux autres: "Est-ce que ce je pouvais dire ce que j'ai dit? Qu'est-ce que j'ai fait de negatif?"
Quand je pousse mes camarades a me critiquer, ils finissent toujours par me dire: "Ce que que tu as dit/fait, un Chinois ne l'aurait jamais dit/fait". Ce qui signifie bien que mon comportement est encore tres loin d'etre adapte aux regles chinoises de la vie en societe.

 

 

 

Relations et detour: comment exprimer son avis en Chine

 

La possibilite de critique est liee a l'etroitesse des relations

Cependant, tout n'est pas aussi negatif. Mes camarades acceptent deja de me critiquer spontanement sur certains points, par exemple la langue. Par ailleurs cela ne fait que deux mois que nous nous connaissons. Plus nos relations seront etroites, plus nous pourrons etre nous-memes.
Car en Chine, les relations mettent du temps a se mettre en place, et la qualite des relations fait tout.


Le chinois, une langue de la profondeur

Par ailleurs, ce que j'ai decrit ne signifie pas qu'exprimer son avis est impossible en Chine. Souvent, je suis surprise de voir les Chinois parler longuement sur un sujet... sans parvenir a vraiment definir le contenu de ce qu'ils disent, tant les mots sont utilises d'une autre maniere que nous le faisons.
Il me semble que plutot de (de)placer le sens de maniere horizontale, les Chinois le placent dans le sens vertical, et vont en profondeur plutot que sur les cotes. Il s'agirait donc plus de creuser un probleme plutot que de l'elargir.
Ce ne sont que des impressions, je n'ai pas encore envisage ces questions de maniere serieuse.
En tout cas, c'est une des raisons pour lesquelles la maitrise de la langue me semble tant indispensable a l'approche de la culture.



Le chinois, un jeu de construction

En chinois, j'ai cette impression que les caracteres s'empilent et s'encastrent les uns dans les autres comme dans un habile jeu de construction. Il suffit de changer un caractere pour faire varier un peu le sens de la phrase, et finalement, c'est cette variation qui va permettre d'exprimer sa difference.



Exprimer sa difference par l'ecart de la similarite

Quand un superieur parle, tout le monde doit toujours etre d'accord, et rencherir pour maintenir l'harmonie et la cohesion des relations du groupe.
Mais il suffit d'exprimer une infime variation dans le rencherissement pour indiquer un changement minime de direction, et par consequent, un avis tres different. Car en Chine tout est dans l'art du detour, l'on attaque toujours les problemes de biais en contournant l'angle difficile ou peu agreable d'un sujet. Cela s'effectue par l'art de la similarite: on dit quelque chose non pas d'analogue, mais de similaire, c'est-a-dire contenant une petite difference. Cet ECART constitue la marque "personnelle" de l'interlocuteur, et produit (par repercussion?) un effet d'amplitude dans la variation.
Cette caracteristique a laquelle je suis confrontee tous les jours dans ma vie quotidienne a tres bien ete decrite par Francois Jullien dans son ouvrage: Le detour et l'acces, Strategies du sens en Chine, en Grece (que vous pouvez trouver en Livre de poche). J'ecrirai plus tard un article sur cet essai.

 


source de l'image: www.eyes.com.tw

 

 

 

 

 

Publié dans La Chine et le chinois

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article